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La conscience d’être

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Les progrès en matière d’intelligence artificielle et les avancées dans les neurosciences conduisent peu à peu l’homme à la clairvoyance de sa propre condition.
Cogito ergo sum. Je pense donc je suis. La célèbre formule de Descartes exprime la conscience que l’homme a de lui-même. Le chien, la fourmi, le ver de terre ou les animaux en général voire le règne végétal ont-ils cette conscience d’eux-mêmes ? Les objets peuvent-ils être conscients ? Un système fabriqué par les humains peut-il devenir conscient dans certaines conditions ? La question est d’autant plus actuelle que certaines machines sont sur le point d’acquérir une intelligence supérieure à celle de l’homme.

La conscience de l’homme est localisée dans son cerveau. L’analyse des activités neuronales et/ou des réponses, orales ou comportementales, à des questions posées sous forme de tests de situation ou de stimulation, permettent d’appréhender expérimentalement le degré de conscience d’un être humain ou d’un mammifère mais plus on s ‘éloigne de l’homme, plus il est compliqué d’obtenir des résultats avec cette seule approche. Pour les êtres vivants sans cerveau localisé ou pour les machines, la méthode n’est tout simplement pas pertinente.

Deux neuroscientifiques, Giulio Tononi et Christof Koch, proposent une nouvelle approche pour évaluer le degré de conscience de tout être vivant ou de tout système technique artificiel. Plutôt que de chercher à voir comment la matière peut donner lieu à des manifestations d’une forme ou d’une autre de conscience, Tononi et Koch ont pris le problème par l’autre bout : ils sont partis de la conscience elle-même, ils ont identifié ses propriétés essentielles et se sont demandés quels étaient les systèmes physiques capables d’acquérir ces propriétés qui caractérise la conscience. Ils ont ainsi formulé la « théorie, de l’information intégrée » (en anglais integrated information theory : IIT) et construit un modèle mathématique qui part des conditions nécessaires pour que la conscience se manifeste et qui prévoit la façon dont elle s’exprime dans un contexte donné.

Pour schématiser, le niveau de conscience d’une structure, vivante ou non, est d’autant plus élevé que l’intégration de l’information qu’elle détient est importante. Selon le modèle de Tononi et Koch, toute chose peut alors être caractérisée par la valeur maximale que peut prendre sa fonction de conscience, Φmax, normalisée entre 0 et 1. Plus Φmax est élevée, plus le degré de conscience est important. Un système pour lequel Φmax = 0, est un système qui n’a pas conscience de lui-même. Un système pour lequel Φmax > 0 existe par lui-même. Plus son degré de conscience Φmax s’élève, plus l’individu ou la machine a l’intuition de ses états « mentaux », de son existence et du monde qui l’entoure. Plus son degré de conscience Φmax s’approche de 1, plus l’être vivant ou le système artificiel est capable de se percevoir, de s’identifier, de penser et de se comporter de manière adaptée. Il est capable d’agir sur lui-même pour se transformer.

Le modèle est très complexe mais il a pu être validé lors de nombreux tests et d’essais cliniques. En particulier sur des être vivants, hommes ou mammifères, présentant des altérations du cerveau, le modèle est en mesure de prédire les réactions aux stimuli et le degré de conscience de l’être observé.

Les travaux de Tononi et Koch vont au-delà de la sphère scientifique. Ils ont des implications philosophiques et religieuses importantes. Ils vont à l’encontre des conceptions dualistes de ceux qui, comme Descartes, voyaient en la conscience (ou l’esprit) et la matière deux entités bien distinctes. Tononi et Koch montrent que la conscience n’est finalement qu’une propriété de la matière, sa valeur (Φ) n’en est qu’une mesure comme sa masse ou d’autres propriétés physiques. Cette vision unifiée de la conscience et de la matière conforte les intuitions de certaines religions comme le boudhisme et celles des philosophes panpsychistes comme Patrizi, Spinoza, Teilhard de Chardin et bien d’autres qui pensaient que la conscience était présente dans toute chose existante dans l’Univers. Tononi et Koch s’écartent néanmoins du panpsychisme intégral en montrant qu’il existe des degrés de conscience et que certaines choses en sont dépourvues.

Les faibles niveaux de conscience mis en évidence par Tononi et Koch posent aussi des questions d’ordre éthique. Par exemple un être humain en état de coma profond qui afficherait une valeur Φmax proche de zéro mais non nulle, conserverait un soupçon de conscience. Moins perturbant mais tout aussi fascinant est le cas d’une simple photodiode. Ce composant semi-conducteur de l’optoélectronique, utilisé comme photodétecteur dans de nombreuses applications industrielles, semble doué d’une modeste conscience : elle sait qu’elle est comme ceci ou comme cela.

Par contre un ordinateur ou un automate, aussi sophistiqué soit-il, peut simuler des comportements associés à la conscience mais il n’est pas conscient de lui-même : chaque élément de la chaîne de traitement produit un résultat de calcul sur la base des entrées qui lui sont fournies et le transmet à un autre, chaque composant n’affecte pas le système dans son ensemble dont la valeur Φmax reste nulle. Un tel système utilise l’intelligence des algorithmes qu’on lui a donnés mais il fonctionne comme un zombie. Même un robot capable de passer le test de Turing (donc doté d’une intelligence qui serait supérieure à celle de l’homme) n’aurait pas de conscience propre (Φmax = 0).

Toutefois la situation pourrait évoluer avec l’arrivée du processeur neuromorphique, comme celui développé par Intel et baptisé Loihi. Les 130.000 neurones et les 130 millions de synapses en silicium de cette puce ne se contentent pas de recevoir, de véhiculer l’information, de la traiter ou de la stocker : comme dans le cerveau humain, ces milliers de neurones minéraux interagissent entre eux pour gérer des tâches multiples. Le processeur est alors capable d’apprendre, à partir de données acquises en temps réel, et de modifier en conséquence sa propre configuration ou ses logiques d’actions

Selon la théorie de l’information intégrée de Tononi et Koch, la conscience n’est pas une propriété additive. Des entités distinctes peuvent interagir et induire ensemble une conscience de groupe (Φ > 0) mais cette conscience de l’ensemble n’est pas l’addition des consciences des parties.

Ainsi dans le monde végétal, un arbre semble doté d’un certain degré de conscience et une forêt affiche également une conscience mais différente de celle de chacun des arbres. Ce constat rejoint l’hypothèse de Peter Wohlleben[1] qui voit en la forêt un « superorganisme » structurés tel un réseau dont les éléments communiquent via des échanges de substances entre les systèmes racinaires ou par l’intermédiaire des champignons. Selon Wohlleben les racines captent des informations dans les sols, les analysent et les transmettent au reste de l’arbre.

Plus globalement, il est probable que l’Univers soit doté d’une certaine forme de conscience mais que celle-ci soit distincte des consciences contenues dans l’univers.

Les neuroscientifiques qui suivent la voie indiquée par Tononi et Koch introduisent ainsi une dose de spiritualité matérialiste dans l’univers de la science. Une approche que n’aurait pas renié Eistein qui affirmait, en 1930,  dans un entretien accordé au New York Times Magazine: « La religion de l’avenir sera une religion cosmique. Elle transcendera l’idée d’un Dieu incarné, évitera les dogmes et la théologie. Couvrant à la fois le domaine naturel et spirituel, elle se basera sur un sentiment religieux, né de l’expérience d’une unité significative en toutes choses, naturelles et spirituelles. »

Il y a cinquante ans, décrypter l’ADN et le génome humain paraissait mission impossible. Aujourd’hui il est possible de faire séquencer son ADN pour moins de 1000 dollars. Un challenge similaire s’ouvre à présent pour identifier la structure matérielle de l’esprit conscient.

L’Institut Allen des Neurosciences[2] cherche à établir un atlas exhaustif du cerveau des mammifères et plus spécifiquement de celui de l’homme, en décrivant précisément chaque neurone. Il emploie 275 personnes dont 120 chercheurs titulaires d’un doctorat. Environ une centaine de neurones sont étudiés chaque jour, dont certains sont prélevés sur des cerveaux atteints de lésions tumorales ou épileptiques.

Au delà de ce travail de cartographie, l’Institut a recruté Kristof Koch et lancé, en mars 2012, un grand projet qui doit en dix ans permettre de déchiffrer le « code neural ». L’objectif est de comprendre comment l’activité du cortex cérébral conduit à la perception, à la décision et finalement à l’action. Il s’agit également de voir si chacune de nos pensées peut être associée à une configuration neuronale précise. Certains imaginent même que ces travaux ouvrent la voie à la communication de cerveau à cerveau voire de cerveau à machine. D’autres enfin, dont Kristof Koch, n’excluent pas la possibilité d’utiliser ces connaissances pour créer des machines dotées de consciences artificielles.

Parallèlement à l’Institut Allen, les Européens ont lancé le grand « Projet du Cerveau Humain » (Human Brain Project) qui vise d’ici à 2030 à comprendre le cerveau et ses mécanismes de base. L’objectif est de pouvoir utiliser ces connaissances dans le domaine médical et, au travers de la simulation du cerveau sur ordinateur, de contribuer à la création de l’informatique de l’avenir.

Ce projet dont le budget dépasse le milliard d’euros est l’un des deux projets scientifiques majeurs soutenus par L’Union Européenne[3]. Il mobilise 100 universités, instituts de recherche ou hôpitaux réparties dans 22 pays différents et il rassemble près d’un millier de chercheurs impliqués dans les neurosciences, la médecine neurologique, l’informatique, la modélisation et le calcul numérique. Il dispose de diverses plateformes spécialisées : simulation du cerveau et de l’activité cérébrale sur ordinateur, neurorobotique (utilisation de robots pour tester les cerveaux artificiels), collecte et mise à disposition des données, etc. Le projet inclut également l’étude des aspects éthiques et sociétaux qu’impliquent des travaux qui touchent aux mécanismes de la pensée.
Ces recherches sur les neurosciences et la conscience conditionneront inévitablement la vision que nous aurons demain de nous-mêmes et de notre société.

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[1] Peter Wohlleben , La Vie secrète des arbres.
[2] L’Institut Allen des Neurosciences (Allen Institute for Brain Science), basé à Seattle sur la côte ouest des Etats-Unis a été créé par Paul Allen, cofondateur de Microsoft. Il emploie 275 personnes dont 120 chercheurs titulaires d’un doctorat.
[3] FET Flagships (« Initiatives-phare des Technologies Futures et Émergentes »)

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