La croissance de la population et de sa capacité collective d’intelligence se traduit par un développement sans précédent et de plus en plus rapide de la technologie, laquelle induit à son tour d’importants changements de société.
Il a fallu plus d’un un siècle pour que le bateau à vapeur supplante le bateau à voile, il a encore fallu plusieurs décennies pour que le téléphone, l’avion ou l’automobile se généralisent, la télévision a mis 40 ans pour s’imposer, en 20 ans les ordinateurs étaient partout, en 10 ans les nouvelles technologies du numérique et de l’internet ont changé le monde et en quelque 5 ans les smartphones et les réseaux sociaux étaient sur tous les continents.
Le progrès technologique s’accélère et parallèlement tout va plus vite.
Vers 1900, il fallait une bonne semaine, en bateau à vapeur, pour effectuer la traversée de l’Atlantique entre l’Amérique et l’Europe. Aujourd’hui, moins de 8 heures suffisent en avion et bientôt, à partir de New-York, on pourra rallier Paris en 45 minutes et Pékin en 2 heures, avec l’Hyperloop que nous promet Elon Musk, le patron de Tesla.
Par ailleurs les capitaux circulent à la vitesse de la lumière dans un marché devenu planétaire : un ordre de bourse passé sur un iBidule à Genève est exécuté immédiatement à New-York.
La vie quotidienne elle-même demande de la rapidité. On va au fast-food, on demande la livraison de notre pizza en moins de 30 minutes, on met un plat surgelé au four à micro-ondes pour pourvoir le consommer dans les 5 mn. Une commande chez Amazon doit être livrée en 1 jour. On s’impatiente dès qu’un téléchargement d’une page internet dure plus de 2 secondes. La « Caisse éclair » de la banque permet aux clients de retirer de l’argent sans attendre aux guichets. Au travail, la recherche de la productivité est devenu une obsession. Le « juste à temps » s’est généralisé dans la logistique. Pour le responsable de projet, le respect des délais est un impératif de sa feuille de route. Dans tous les secteurs, comme sur un vélo, il nous faut pédaler vite pour éviter de tomber.
Pas de temps à perdre non plus dans la vie sentimentale : on drague en trois clics sur « meetic » ou sur « adopte-un-mec » et si ça ne marche pas on participe à un « speed dating ».
Notre société moderne aime la vitesse : Tout ce qui va vite est bien. Elle a aussi besoin de croissance et d’innovation. Sans croissance, le monde entre en crise, le chômage se répand et les états s’approchent de la faillite. En régime capitaliste, l’innovation est le moteur de la croissance économique.
Le progrès technologique permet de passer de moins en moins de temps pour réaliser une tâche ou une activité donnée. Ce progrès devrait donc nous permettre de gagner du temps. Alors pourquoi avons-nous l’impression d’être débordés en permanence, d’être « surbookés » et de manquer de plus en plus de temps libre? Pourquoi en arrivons-nous à faire plusieurs choses à la fois : manger en regardant la télévision, téléphoner en conduisant, etc ?
La raison tient à la différence entre vitesse et accélération, entre société stabilisée et société en expansion comme l’a montré le philosophe allemand Hartmut Rosa[1].
Aujourd’hui non seulement le progrès va vite mais il s’accélère, multipliant les tâches et les activités à faire.
Il y a un siècle, un américain écrivait en moyenne une lettre par mois et cela lui prenait une heure. Aujourd’hui il rédige un email en 5 minutes et un SMS en moins d’une minute mais dans le même temps ses contacts se sont multipliés ce qui fait qu’au total il consacre à présent plus de 10 heures par mois à sa messagerie électronique.
Il y a un siècle, l’Européen mettait moins d’une demi-heure pour se rendre à pied à son travail, à l’usine ou aux champs, situé à environ 3 km de sa maison. Aujourd’hui il a une voiture capable de rouler à plus de 100 km/h mais, avec la circulation et les bouchons, il met plus d’une heure pour parcourir les 30 km qui sépare son domicile de son lieu de travail. La machine à laver nous a permis de gagner du temps pour laver le linge mais on le lave plus souvent. La société de consommation nous a comblé de biens matériels (télévision, ordinateur, jeux vidéo…) mais chacun d’eux sont autant de sollicitations chronophages
La technologie en tant que telle n’est donc pas la cause intrinsèque de notre manque de temps, c’est l’accélération du volume de progrès qui est à l’origine de cet effet pervers. Cette situation arrivera (heureusement ?) bientôt à son terme. Comme pour la population, le rythme du développement sera contraint par les ressources qui ne sont pas infinies et par la nécessité de protéger l’environnement.
Le système économique du monde futur, reposant sur l’abondance de biens produits par les robots pour une population réduite, diminuera la compétition entre les humains. La stabilisation du rythme du progrès et l’extrême allongement de la vie rendra peu pertinente l’expression « le temps c’est de l’argent ». La société pourra enfin disposer librement de l’excédent de temps rendu disponible par le progrès technique. « La technologie permet l’accélération du rythme de vie, mais ne l’impose pas », remarque Hartmut Rosa qui, rappelle par ailleurs que « le rêve de la modernité c’est que la technique nous permette d’acquérir la richesse temporelle. »
De nos jours l’accélération du rythme du changement social induit aussi une confusion entre la notion de vie réussie et celle de vie bien remplie. L’objectif dans nos sociétés occidentales est de multiplier les expériences et de faire mille choses : du sport, de la musique voyager, aller au spectacle, changer de métier, changer de conjoint, etc. En allant plus vite on peut en théorie faire plus de choses dans une vie. La réalité est que le stress qui en découle tend à nous faire mourir prématurément. Dans le futur, la longévité des humains replacera le temps lent au centre du bien vivre.
Dans le domaine politique, l’accélération des décisions peut être justifiées dans des situations d’urgence ou de crises profondes mais l’urgence permanente ou l’hyperactivité des responsables peut aussi avoir des effets pervers. L’obsession de la rapidité appauvrit la réflexion, elle induit une absence d’analyse approfondie des situations ou des problèmes. Les questions d’actualité constituent occupent trop souvent le devant de la scène. Faute d’avoir réfléchi avant d’agir, on se retrouve en permanence à devoir corriger des effets non anticipés. Le court terme prend tout le champ de la pensée politique alors que l’urgence est de traiter les problèmes de long terme comme le climat, l’eau, le nucléaire, etc. La vitesse en politique conduit enfin à réduire les phases de concertations et finalement à limiter le jeu démocratique.
A l’issue du processus d’homogénéisation économique et culturelle qui suivra la phase de décélération de la population humaine, le retour du temps long dans la sphère politique redonnera la possibilité de réfléchir collectivement. En effet les humains pourront être physiquement éloignés les uns des autres mais le sentiment de proximité entre les terriens sera paradoxalement très fort. D’une part parce que les nouveaux modes de transports permettront d’aller d’un point à un autre de la planète en quelques minutes. D’autre part parce que les moyens de communications et les réseaux sociaux auront depuis longtemps tissé de multiples connections pour permettre aux citoyens d’échanger entre eux.
Les quelque 200 millions d’êtres humains qui constitueront alors la population mondiale seront 50 fois moins nombreux que les utilisateurs actuels de Facebook. Ils seront en mesure, bien plus qu’aujourd’hui, de prendre part aux décisions politiques qui les concernent. Mark Zuckerberg, le créateur visionnaire de Facebook, a déjà tracé la route en appelant les usagers de son réseau social à construire « une communauté globale» pour « rassembler l’humanité afin de prévenir le monde des crises et les conflits de demain ». Il invite les citoyens du monde à s’unir « au-delà des cités et des nations » pour prendre leur destin en main.
Quelle que soit la méthode et les moyens techniques utilisés, réfléchir et décider collectivement impliquent de partager le temps de la décision. Cela nécessite de retrouver une culture du temps long dans la régulation des rapports humains et l’organisation du pouvoir. Dépasser le court terme permet d’imaginer les possibles et de voir ce qui n’est pas encore. Penser le long terme oblige à être visionnaire, et non plus uniquement gestionnaire. Demain, comme aujourd’hui, l’espèce humaine aura besoin de perspective pour identifier son futur souhaitable, pour se fixer un cap et un cheminement collectif.
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[1] Hartmut Rosa – Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales ».